– Speaking the unspoken (fr)
EXPOSITION de Emma PARK
Espace Seoro – Séoul (2 – 23 Novembre 2024)
A quoi tu penses ?
Moi ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Peut-être que je n’arrive toujours pas à penser ce que je cherche, ce que je vise dans cette mise en jeu de lignes et de formes. Peut-être de touches en touches, le saurai-je un jour.. qui sait ? …ou peut-être jamais. Car le temps n’a pas encore totalement laissé de prises et de marques, juste de simples traces : cicatrices de notre enfance, de notre adolescence, de nos premières et grandes défaites d’amour et tous les petits et grands ratés de « l’experiment » comme l’anglicisait l’écrivaine Marguerite Duras. A qui et à quoi je pense ? Drôle de question. Une chose est sûre : dans mon labyrinthe intérieur, j’avance à tâtons. Et pour contrer ma solitude, je flâne, je rêvasse, je m’ennuie, je m’épuise, je me déprime, je me mélancolise. Et trop souvent je voudrai tout laisser tomber. Que le temps aille plus vite et glisse sur moi comme un voile en soie jusqu’à me désaffecter. Mais est-ce que j’aurai le temps d’accomplir tout ce qui me vient, tout ce petit bazar du quotidien qui m’anime et mon refuge intérieur qui, parfois, de petits rêves en simples fantaisies, de projets grandioses ou de perspectives créatrices voire sublimes me fait tenir debout ?
Car je n’ai plus peur de rien, ni du hérisson menaçant de missiles qui bordent la plaine-frontière, la montagne-barbelée, ce no man’s land cruel de la ligne de démarcation, cette tragique DMZ.. Ni des surprises et mystères de tout ce qui peut faire rencontre dans ce Séoul qui bruisse, qui fume, qui sonorise, tel le nouveau London de notre modernité, avec ses artères, ses millions de globules mécaniques, sa respiration parfois étouffante, ce bruit de fond qui résonne nuit et jour par delà le grand fleuve. C’est dans cet archipel que nous tentons de nous faire « oublieux ». Et moi, par esquisses subtiles, d’essayer de retenir le temps, de saisir le frémissement, de souligner et forger du sentiment, à déjouer l’affect comme l’empressement par une forme de délicatesse.
Pourtant, il faut que je me reprenne, que je me retrouve tant il est impossible de dire Tout ce qui trotte dans ma tête..
Impossible de Tout dire, c’est cela l’indicible ?
Pas vraiment. Car l’indicible est entre les lignes de l’insupportable-à-dire, de l’intraduisible de l’angoisse, du trauma ou de toute détresse, de l’impasse mortifère que la déraison peut tenter d’exprimer par delà les cris, par delà les hurlements et les voix qui raisonnent dans la tête, celles qui vous parlent, par delà le délire et par delà les douleurs que l’entourage ne peut vraiment ressentir ou comprendre.
Impossible de dire enfin ce qui du Réel (pour reprendre la psychanalyse) ne peux passer en mots, ne peut jamais totalement être mis en mots.
Bref que nous reste-t-il, pauvres « parlêtres » (Lacan), pauvre êtres parlants que nous sommes, tous, quoiqu’on en pense, bâtis rien que sur des mots, les effluves de nos sens et .. des images ?
L’identité de soi, le corps, l’affect : tout naît de la langue, tout relève de notre entrée au monde en tant que sujets de la parole dans et par le langage.
Alors que faire de l’indicible ? Le fuir? L’éviter ? Devenir fou pour mieux s’en faire l’esclave? Ou tenter de s’en approcher prudemment et de tracer ce maillage des fils du sensible et de l’émotion : tricoter une toison de rêves, de pensées et de désirs qui ferait que l’on se sentirait moins seuls face aux impossibles qui nous cernent : la Mort, la Femme, le Père, la pleine Jouissance.
Il nous faut une boussole pour forger un chemin. Êtes-vous prêts à vous laisser conduire en trois espaces qui se complètent et se répondent : trois territoires dignes de la topologie freudienne et de nos habitats psychiques : le Surmoi féroce et intransigeant avec son obsession du « il faut », de la norme et de la règle, le Moi dans sa brillance narcissique plus ou moins maladroite et sa quête permanente de maîtrise et de réassurance, le Çà, la cave, le souterrain : ce puits sans fond du jouir pulsionnel. Mieux : par touches subtiles, d’étage en étage, c’est toute notre petite vie post-moderne qui est interrogée et sur quoi tient le « vivre ensemble » comme le « faire couple » : nos religions privées, les idolâtries publicitaires, la starification médiatique, l’addiction aux réseaux, le culte de l’objet.
Oui. C’est bien cela que je voudrai par delà la peinture, par delà mes créations, meubles et constructions : la possibilité d’une écologie subtile, inattendue en chacun d’entre nous, une âme de vie à opposer à notre urbanité dévoratrice et polluée. Une passe par la création à jamais inaboutie. Peut-être plus modestement (en ces temps si troublés et si dangereux) une manière autre de témoigner du lien social, un appel au respect de toutes les singularités, le refus de céder aux entreprises de normalisation : celles de nos vies si bien rangées ou dé-genrées.
Et vous ? .. A quoi pensez-vous ?
Êtes-vous prêts à me suivre ?
A descendre les marches pour entrer dans l’indicible.
Jean-Luc GASPARD
Psychanalyste (France)
Octobre 2024
