Les Impensés de l’infantile
A propos de l’exposition “I long to see your face” de Hwanhee LEE et Miseon PARK
(Séoul, Mai 2020)
Les espaces psychiques et émotionnels ouverts par une exposition ramène invariablement aux mêmes questions. Par delà la qualité technique dans le choix et l’usage des matériaux, par delà ce qui est dans un large mesure donné « en spectacle », que s’agit-il de dans les flux contradictoires qui viennent solliciter nos sens ? S’agit-il de simplement « voir » ? S’agit-il de déposer modestement un regard et d’en extraire du plus-de-jouir (Lacan)? S’agit-il aussi d’accueillir l’affect coloré ou redouté ? Sur le chemin mobile de ce parcours, lors de cette déambulation finalement toujours singulière, ne faudrait-il pas aussi inviter à la table les choix insus, les points de silence qui ont présidé à toute cette mise en scène ?
A quoi rêvent les jeunes femmes en fleurs ?
Dans les scénarios de l’intime, se déroule un affrontement subtil : entre le tendre, le sensuel et ce qui subsiste de la prime floraison du corps et de sa mise en jeu au travers des scenarii fantasmatiques qui ne cesseront de l’animer. Cet excédent pulsionnel qui vient s’associer à un désir trouve ses racines dès l’origine. Et le sujet ne sait généralement quoi faire. Comment se déprendre du désir de l’Autre ? Comment en finir avec les attributs de la maternité, ce sein « privatif » qui, dans la concurrence fraternelle, est germe de tant de jalousies et de souhaits mortels [1] ?

Faut-il déserter le corps, s’en séparer ? Ou s’agiter , courir, nager, plonger, voler [2] ?
Le morceler, Le vendre à la découpe ? Faut-il y adjoindre l’objet marchandisé, ce vecteur de solitude auto-érotique que vante notre modernité [3] ?
Faut-il ..? Mais quoi ? Pour qu’enfin le corps du pâtir et du jouir laisse le sujet un peu tranquille..

Car en fait qu’est-ce qui vient se répéter dans dans la déclinaison très raffinée de ces décors ? Sinon ce qui des petits secrets du sujet est chu. Sinon ses « en-dessous » cachés qui cherchent à éviter le « chut ! » comme l’interdit de l’Autre inquisiteur.
Bref ces points de silence, toutes ces graines de refoulé qui vont permettre – dans l’après-coup dans l’agencement de compositions florales, de plantes ou de petits arbustes, – de recouvrir prudemment (telle une couverture végétale) ce qui ne doit pas se dire : un réel qui ne pourra jamais se dire [4]. Tout juste tenter de le sublimer.



Pour preuve et de manière inattendue, le slogan de l’affiche de l’exposition. “I long to see your face” vient s’inscrire en contre-point de ce jeune homme-Marguerite, de ce jeune homme-fleur allongé, [5] flottant, planant sur une surface verte aérienne ou liquide comme un enfant devenu trop rapidement pubère, endormi, quasiment étouffé sous une avalanche de doudous-chiens en peluche.
“I long to see your face” : serait-ce un appel murmuré, nostalgique, éventuellement retenu du temps qui passe? S’agirait-il ici d’un souhait qui crie l’urgence de retrouvailles, d’un désir désormais impossible ou.. plus profondément d’avoir été confronté à l’insupportable d’une perte?
C’est certainement cette revendication, cet appel à l’inédit mais aussi cette attente qui peuvent nous servir de fil tout au long de l’exposition. “I long to see your face ” : Est-ce à dire que comme des amours déçus, l’Autre aurait tourné le dos ? A moins qu’il ne se soit qu’absenté ? Ou bien qu’il aurait été à jamais englouti dans les tréfonds désolés du pays de la mort ? Est-ce à dire que l’image, la photo, la mémoire scénographique ne suffirait pas à redonner vie aux traits, à la forme, aux subtilités même de ce visage pudiquement masqué à l’Autre ?
De l’insu à l’innommé
Du bouquet de tulipes à l’arbre de vie et à l’animal au fatum déjà scellé : c’est donc toute une symbolique infantile des questions fondamentales de l’être qui se déclinent en sous-main. Énigmes du vivant, du sexe et de la mort, réel qui se dérobe malgré toutes les tentatives de le symboliser, de l’imaginariser.
Car en effet, dans cette succession de tableaux, de dessins, dans cette végétalisation subtile de l’espace, dans cet agencement très feutré, je dirai même pudique, comment ne pas trouver indices et traces de ce qui fait trou dans le réel (Lacan), de l’immaturité foncière du sujet parlant toujours saisi, capté, surpris dans ses rencontres avec le sexuel. Entre la jeune fille en fleurs et la femme , il y aurait à jamais un exil du corps, une passe inaboutie face au féminin.
D’où la solution ludique, ce pied de nez moqueur en un véritable détournement : proposer une tunique vestimentaire, une blouse avec pour Team logo un dinosaure enfantin et un slogan : « Mauvaise Herbe ».


N’est-ce pas une invitation espiègle à la résistance ? A ne pas céder à l’entreprise de normalisation de nos vies potagères et genrées.
Ne faut-il pas au contraire célébrer les herbes dites folles que certains ne font qu’arracher, couper, alors qu’elles sont la promesse du vivant ?
Là où nombre d’êtres minuscules et d’insectes peuvent s’y réfugier ?
Quand tous leurs systèmes racinaires viennent aérer la terre nourricière ?
Il y aurait alors malgré tout la possibilité d’une écologie subtile, inattendue, une âme de vie à opposer à notre urbanité dévoratrice et polluée.
Une indication qui ne permet certes pas à chacune et chacun de savoir comment s’accommoder du réel comme de la jouissance.
Mais peut-être tout juste (en ces temps si troublés par un virus microscopique) d’introduire une autre manière de penser nos rapports à la nature et de rêver le lien social.
Mai 2020.
Jean-Luc GASPARD
Psychanalyste- Professeur des Universités
Email : jeanlucgaspard@gmail.com